APPEL DE L'ÉCRIVAIN, PROFESSEUR ET POÈTE, ALAIN BORER, AUX POLITIQUES ROMANDS
Adresse à l’attention de Mesdames et Messieurs les élus de Suisse romande
Il est un enjeu fondamental dont prendre conscience, celui — généralement inaperçu et incompris — de la langue et de la culture : au cœur de l’Europe la Suisse romande se laisse envahir par l’anglais international, victime et actrice d’une pollution effarante !
Arrivez-vous à Genève par l’aéroport de Cointrin ? Vous êtes en pays anglophone. Arrivez-vous à Genève par la gare de Cointrin ? Sur votre gauche un Starbuck's coffee, le Cashgate, un McDonald ; sur votre droite un Boreal Coffee shop avec son « support your local coffee shop », à la poste de la rue du Mont-Blanc on n’échappe pas au Tourist Information Center ni à son Geneva Tourism (impossible de trouver la version française), et le chocolatier annonce Sweetzerland chocolats…. Et il en va partout ainsi, de l'horlogerie de luxe au petit coiffeur de la rue de Berne devenu Barber. — Encore ne s’agit-il que de la partie visible d’un phénomène plus vaste qui affecte tous les niveaux sociaux-économiques, comités d’entreprise, colloques scientifiques, langue quotidienne ! …
Pourtant !
Vous n’êtes pas Suédois.
Ni Hongrois ou Moldaves… — il est de très nombreux peuples dont personne ne parle la langue à l’extérieur de leurs frontières ; or, curieusement, les Suisses romands se comportent comme eux : oubliez-vous que vous prenez part, avec la langue de Rousseau, à une langue mondiale, la seule avec l’anglais qui se parle sur tous les continents et les deux hémisphères ? Cela ne vous ouvre-t-il pas le monde, et tant d’opportunités ; et cela ne vous procure-t-il aucune obligation ?
Ne voyez-vous pas que vous imitez ces Français eux-mêmes qui (à la différence remarquable des Québécois) abandonnent leur langue et la francophonie ?
« L’indifférence des élites françaises au sort de leur langue et de son essor mondial est un scandale et une absurdité », notait Hubert Védrine (Rapport au Président de la République, 2007) ; « la France, poursuivait ce ministre français des Affaires étrangères, est le seul pays qui a la chance de disposer d’une langue de culture et de communication et qui s’en désintéresse ! »
Vous avez une histoire,
riche et ancienne : elle n’a pas eu lieu en anglais ! Quelles que soient les qualités de cette langue extérieure au continent européen, ce n’est pas en anglais que votre histoire s’est déroulée, que vous pouvez vous rattacher à l’histoire de la Confédération, ni à celle des grands courants de pensée, Luther en allemand, Calvin en français… : avez-vous perdu le sens et la valeur de la tradition ? « La langue française est un trésor de l’histoire de l’humanité », affirme justement le poète chinois François Cheng : ce trésor fait partie intégrante de l’histoire helvétique depuis un millénaire ! Il y a un aspect pitoyable pour un pays comme pour une personne qui tourne le dos à son passé, qui perd la mémoire de ce qu’il fut ; qui s’oublie.
Une entité confédérale
Avez-vous remarqué qu’il n’y a pas de canton suisse anglophone ?! Comment les fondateurs de votre Confédération ont-ils conçu la Suisse, sinon par le tissage des langues et l’apprentissage réciproque, respectueux des autres, inscrit sur vos tables de la loi comme sur vos billets de banque, et non pas par quelque sabir ou volapûk : pourquoi ? Parce que l’unité de la confédération tient à ce tissage, par lequel les citoyens échangent dans leurs propres langues, et non par l’anglais comme entre étrangers : ne voyez-vous pas que la cohésion de la confédération helvétique est en cause quand une langue se substitue aux langues officielles ?
Il en va de la Suisse comme de l’Europe dont elle est un modèle idéal : ces entités politiques ne valent que par cet espace de la traduction (appelé de ses vœux par Umberto Eco), et disparaissent sous toute hégémonie culturelle extérieure. Un tel usage de l’anglais (non pas la langue de Shakespeare mais ce sabir de substitution : l’anglobal) est tout simplement anticonstitutionnel.
Une question de politique intérieure
Naguère encore, un parti politique suisse avait pris l’initiative de demander à ses concitoyens s’ils souhaitaient garder ou non une troisième langue à l'école primaire, question qui impliquait tacitement, hypocritement, de repousser le français dans les programmes d'études secondaires : l'idéologie de ce parti (l'UDC) n’est autre que de réaliser une nation germanophone avec des citoyens qui parlent anglais, reléguant la Suisse romande à une zone de deuxième catégorie. N’avez-vous rien à opposer à cette idéologie (qui correspond étrangement, comme par hasard, aux objectifs du III° Reich…) ? Toute démarche politique implique d’abord le respect de soi, c'est-à-dire en premier lieu celui de la langue française.
Craignez le ridicule
Les linguistes décrivent huit raisons rigoureuses pour lesquelles il est difficile d’apprendre l’anglais à partir du français ; quand la Suisse romande serait (ou sera : on n’en est pas loin !) recouverte par l’anglais, on ne saura toujours pas parler l’anglais sans ridicule. C’est pourquoi les anglophones se moquent de vous : les Français comme les Suisses romands se ridiculisent à imiter par snobisme une langue qu’ils ne maîtrisent pas. Ils font pire : ils n’inventent plus dans leur propre langue mais dans la langue du maître (ainsi décrite parce qu’il y a infériorisation et soumission imaginaire) en singeant des mots que les Anglo-Saxons ne comprennent même pas (parking, starter, direct live, maisonning, silver economy…) et qui n’est pas de l’anglais mais un patois de colonisé.
Une grave erreur d’analyse
consiste à confondre la mondialisation et l’anglais. Tout esprit intelligent peut distinguer la mondialisation, qui concerne les objets de tous ordres, dont l’échange est enrichissant, et la langue hégémonique dont la substitution est un appauvrissement catastrophique. Or précisément l’anglo-américain s’emploie à assimiler l’un à l’autre, dans un mouvement de type colonial dont la langue, telle les plantes parasites, tend à remplacer les langues du monde dans tous les échanges, et encore à les étouffer de l’intérieur : c’est une sottise de confondre « l’ouverture au monde » avec la disparition de soi. On ne vient pas en Suisse romande pour parler anglais, comme en pays conquis. La preuve la plus flagrante ? Aucun usage de l’anglobal n’est bilingue ! L’image internationale de la Suisse romande se trouve affectée par cette soumission.
L’aberration économique
De peu de poids sont les mots de la culture au regard de la dure réalité de l’économie, ironisent les esprits forts. C’est tout le contraire : la prise en compte de la culture est la condition du développement. Soyez vous-mêmes, c’est précisément ce que recherche le client étranger. Tout projet de développement ignorant la culture des peuples concernés est voué à l’échec : « défendre le champ d’influence de la langue française, observe Jacques Attali en économiste, constitue un enjeu absolument stratégique pour l’avenir ».
Mesdames et Messieurs les élus de Suisse romande,
Nombreux sont les citoyens suisses, et tant d’autres de par le monde avec eux, qui attendent de vous une vaste et urgente référence de résistance et d’avenir : à tout le moins imposez d’urgence les indications bilingues, comme la loi 101 au Québec en a ouvert la voie, plus efficacement que la loi Toubon en France. Regagnons le terrain perdu ! Combattons l’irresponsabilité intellectuelle qui régit la formation des Registres du commerce cantonaux ; refusons l’assujettissement, la soumission, la disparition, l’autocolonisation, la domination des esprits !
Alain Borer
Auteur de : De quel amour blessée, réflexions sur la langue française, Gallimard, 2014