Le français depuis Guillaume de Normandie

Avant l’arrivée en Angleterre de Guillaume de Normandie (1066), le vieil anglais était une langue exclusivement germanique dont les dialectes angles et saxons faisaient entendre leurs sonorités rugueuses et rocailleuses aux quatre coins des Îles Britanniques. 

Changement de décor radical après le débarquement sur sol britannique des Français en provenance de Normandie, de Picardie, du Maine et de Bretagne, lesquels emmenèrent avec eux non seulement l’aristocratie, mais aussi et surtout le parler normand-picard, lequel allait assez rapidement supplanter les dialectes anglo-saxons et s’imposer, d’abord à la cour ainsi qu’auprès de la noblesse, puis dans l’administration et, peu à peu, dans toutes les couches de la population. 

Cette langue du Nord-Ouest français sera ensuite la langue officielle de la Grande-Bretagne jusqu’au 14e siècle, et la marque qu’elle y a laissée est profonde et indélébile. A l’évidence et en dépit de toutes les dénégations et du refoulement collectif anglo-américain, l’anglais découle principalement du français tout aussi sûrement que notre langue prend sa source dans la fontaine latine. 

La langue française a apporté à l’anglais, clé en mains, tout un pan de son vocabulaire, véritable cadeau, le locuteur d’outre-Manche se contentant d’accueillir et de faire siens ces dizaines de milliers de vocables, soit en les gardant tels quels pour bon nombre d’entre eux, soit en les usinant ou les façonnant au fil des siècles : l’anglais ne deviendra ainsi que du français retouché, refaçonné, réchauffé. 

Outre cet apport lexical inestimable, la langue française a transformé radicalement la syntaxe anglo-saxonne, substituant à une grammaire germanique d’une grande complexité la relation Sujet-Verbe-Complément. Ceci a dû faire l’effet d’une véritable révolution dans le paysage linguistique d’outre-Manche, coup de maître que seul le français avait déjà réussi des siècles auparavant sur le continent en s’émancipant totalement d’une syntaxe latine qui permutait à sa guise l’ordre des mots : les autres sœurs romanes n’avaient dès lors plus qu’à lui emboîter le pas dans ce chemin tout tracé. 

Depuis lors et jusqu’au milieu du 20ème siècle, par des échanges successifs, le français a su - à l’instar de toute langue singulière - s’approprier toute une série de vocables anglo-saxons ou d’autres langues en les adaptant magnifiquement à sa propre articulation. De plus, au cours de ces derniers siècles, c’est cette même langue française qui a influencé le plus de son empreinte lexicale la plupart des langues européennes, le russe y compris. 

Or, aujourd’hui, à force d’emprunts bruts et inconditionnels à la seule source américaine, le français n’évolue plus et régresse, étouffant peu à peu, car il n’a plus le recul et l’élan nécessaires pour rebondir, et son étroite parenté avec l’anglais, langue dominante, le rend d’autant plus vulnérable. Toutefois, le plus grave, c’est qu’à force de ne plus reconnaître ses gigantesques richesses culturelles, le locuteur francophone perd son identité en se laissant happer par le vent dominant de la pensée unique américaine, sous-culture pour laquelle rien ne saurait exister en dehors de son glacial moule hégémonique...et cette attitude d’asservissement ouvre la voie aux pires abus.   

Philippe Carron

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